La hausse des prix observée de part et d’autre de l’Atlantique depuis la réouverture de l’économie mondiale peut inciter à envisager une inflation résiliente qui pourrait s’accompagner d’une remontée généralisée des taux d’intérêt. Cette menace qui ne s’est présentée qu’à de très rares occasions au cours des 40 dernières années pourrait prendre un tour nouveau aux Etats-Unis compte tenu de la participation actuelle des salaires à la dynamique inflationniste en cours.
Ce scénario présente encore une faible probabilité d’occurrence mais ses effets sur le rendement des actifs financiers seraient si considérables qu’il nous semble important d’en présenter les ressorts. La fin d’une désinflation persistante nous forcerait à nous débarrasser des réflexes d’investisseurs acquis au cours des décennies passées et à faire preuve d’adaptabilité à un environnement nouveau.
Nous n’en sommes pas là, ce scénario reste un scénario alternatif. D’ailleurs, afin d’éviter sa matérialisation, plusieurs banques centrales ont commencé à inverser leur politique monétaire pour calmer les anticipations inflationnistes. Ainsi, plusieurs instituts monétaires de pays exportateurs de matières premières et de certains autres pays émergents ont déjà initié des hausses de taux ces dernières semaines. La Réserve fédérale américaine (Fed) commence quant à elle à réduire ses achats d’actifs ce mois-ci avec, en perspective, une remontée des taux directeurs en cours d’année prochaine. La volonté clairement exprimée de son président Jerome Powell est de ne surtout pas surprendre les marchés et de leur indiquer par avance ce que compte faire la Banque centrale, dans quelles proportions et à quel rythme. A écouter le président de la Réserve fédérale, il paraîtrait presque acquis que la réalité économique n’apportera pas de surprises brutales capables de bouleverser ses plans ou de surprendre les marchés : « taper1 en novembre, Noël en décembre, circulez, y a rien à voir ! »
Nous aimerions en être aussi convaincus que M. Powell. En effet, l’aspect « transitoire » de l’inflation américaine aujourd’hui supérieure à 6 % commence à être mis en doute du fait de la rémanence des goulets d’étranglement dans plusieurs secteurs industriels et de la possibilité grandissante que la pandémie puisse avoir modifié le comportement des individus à l’égard du travail. L’épargne excédentaire accumulée au cours des 18 derniers mois (12 % du PIB américain !), la montée sensible de la valorisation des actifs financiers et immobiliers ajoutée au besoin d’une
« meilleure qualité de vie » semblent pouvoir conduire un certain nombre de ménages à envisager un départ en retraite anticipé, l’arrêt d’activité salariée pour l’un de ses membres ou un poste moins contraignant en termes d’horaires. La stagnation sur de bas niveaux du taux de participation des travailleurs américains en dépit d’offres d’emplois proches des records historiques à des conditions de rémunération attractives offre une mesure objective de cette baisse de la main d’œuvre disponible et du potentiel d’inflation salariale future.
A ces considérations relatives aux goulets d’étranglement observés dans plusieurs chaînes de production et à la position favorable des salariés dans la négociation sur les rémunérations (une première depuis des décennies), il convient d’ajouter deux autres facteurs d’inflation potentiels. Le premier provient d’une modification des politiques économiques qui accordent désormais une place plus importante à la politique budgétaire. Le recours au levier budgétaire permet de distribuer directement du pouvoir d’achat aux ménages, notamment à ceux dont la propension à consommer la hausse des revenus est élevée. Ceci confère à cet outil une dimension inflationniste que n’a jamais réussi à produire la politique monétaire contemporaine. Le second facteur d’inflation supplémentaire résulte de la transition énergétique à marche forcée, qui pourra engendrer une hausse des prix du gaz et du pétrole durable du fait de la baisse des investissements dans le secteur des énergies fossiles, dont le remplacement par d’autres sources prendra de nombreuses années.
Il n’est pas impossible que l’inflation entre dans une boucle prix/salaires qui la rendrait plus vigoureuse et durable qu’anticipé
Il n’est donc pas impossible que l’inflation entre dans une boucle prix/salaires qui la rendrait plus vigoureuse et durable qu’anticipé, imposant son rythme inattendu aux autorités monétaires et aux acteurs des marchés financiers.
La réaction initiale des marchés aux premières hausses des taux directeurs et à la perspective qui se précise d’un resserrement monétaire aux Etats-Unis a été homogène entre les différents pays concernés : les taux à court terme sont remontés plus fortement (parfois sensiblement) que les taux à long terme indiquant la perception d’un cycle monétaire bien maîtrisé par les banques centrales, celui d’un atterrissage en douceur pour la croissance et l’inflation. Les marchés intègrent donc un scénario de resserrement monétaire idéal avec des attentes de remontée des taux courts plutôt rapide et en grand nombre, bien calibrée aussi, préservant la croissance pour une bonne part et ancrant les anticipations d’inflation un peu plus bas. L’annonce de la Fed a également été favorablement accueillie par les marchés d’actions et les obligations privées. Ces témoignages de confiance sont d’autant plus significatifs que les marchés d’actions sont sur des plus hauts historiques, avec des valorisations souvent tendues et que les emprunts privés présentent des marges de crédit particulièrement écrasées, signe d’une valorisation elle aussi très généreuse. Ces valorisations réduisent le droit à l’erreur des banques centrales : une hausse des taux directeurs trop rapide ou en trop pourra déclencher une correction notable du prix des actifs financiers avec les dégâts collatéraux que l’on peut imaginer compte tenu du niveau élevé de l’endettement.
Dans ce contexte très tendu, le calme des marchés est une indication particulièrement claire qu’ils considèrent que l’économie n’a pas quitté le chemin emprunté depuis plusieurs décennies où une inflation structurellement faible et incapable de fortes résurgences permet des taux d’intérêt durablement bas qui favorisent un endettement capable de produire un taux de croissance économique jugé suffisant par les investisseurs. Dans ce contexte persistant, le risque le plus souvent associé au nécessaire resserrement en cours des politiques monétaires est celui d’un ralentissement économique marqué. Quarante années de désinflation ont fini par ancrer plus bas les anticipations de croissance économique, à moins que ce ne soit l’inverse… Quoi qu’il en soit, on n’abandonne pas si facilement des habitudes si profondément … ancrées.
En sens inverse, le risque d’une action trop molle ou trop lente de la part des banques centrales qui pourrait leur faire perdre le contrôle des taux à long terme ne semble pas très largement pris en compte par les marchés. La hausse des taux de la partie courte de la courbe est souvent vue comme l’expression de la vigilance active anti-inflation des marchés, de même que la vive remontée de l’inflation anticipée par les produits indexés, sur des plus hauts de 20 ans ou plus selon les maturités. Mais des taux nominaux de 1,2 % à cinq ans pour une inflation anticipée de 3,1 % en moyenne pour les cinq mêmes prochaines années peuvent laisser un certain goût d’inachevé en matière de « vigilance active anti-inflation » : le maintien durable d’une inflation élevée aura plus d’effets négatifs sur les marchés de taux que son retour vers la norme des décennies passées aura d’effets positifs. Ceci est une claire mesure du positionnement des marchés aujourd’hui.
Un message plutôt clair en matière d’investissement en actions, plus compliqué pour les obligations
La configuration actuelle délivre un message plutôt clair en matière d’investissement en actions.
Dans le cas d’une inflation qui retombe progressivement après la résorption des goulets d’étranglement sans que la croissance ait été cassée par les resserrements monétaires, les marchés d’actions devraient conserver leur orientation positive toujours tirée par les valeurs de croissance à bonne visibilité qui, comme leur nom ne l’indique pas vraiment, n’ont pas besoin de croissance forte pour prospérer. Si les banques centrales ne parvenaient pas à mettre en œuvre un atterrissage en douceur bien maîtrisé, déclenchant au contraire un ralentissement plus profond qu’anticipé, ces mêmes valeurs de croissance à bonne visibilité conserveraient une performance relative toute à leur avantage. Il faudrait une authentique récession pour que ce soient les valeurs les plus défensives qui tirent leur épingle du jeu compte tenu de leur plus faible sensibilité économique.
Plus intéressant, car moins intuitif, est le cas de notre scénario alternatif d’inflation résiliente. La période la plus comparable à ce qui se produirait est celle dite des « Nifty Fifty », qui s’est étendue du milieu des années 1960 au début des années 1970 quand le premier choc pétrolier (1973) a mis fin au marché haussier des actions. Avant cela, des années 1950 au milieu des années 1960, l’économie connaissait une très belle croissance non inflationniste, favorable aux marchés obligataires et d’actions dans leur ensemble. Vers 1965, l’inflation a entamé un chemin de hausse, poussant les taux obligataires à 10 ans aux alentours des 8 % sans empêcher les belles valeurs de croissance de l’époque de se valoriser très fortement par rapport au reste du marché des actions. Les valeurs qui profitaient de cet environnement étaient appelées les « Nifty Fifty », cette cinquantaine d’entreprises « géniales » capables de s’accommoder de l’inflation. On les trouvait alors dans des secteurs nouveaux comme la technologie, déjà, (Digital Equipment), les loisirs (Disney), la santé (Eli Lilly), les biens de consommation (Kodak) ou les conglomérats industriels (General Electric). Lorsque frappa le choc pétrolier, la moyenne des ratios cours/bénéfices de ces sociétés était de l’ordre de 50 contre à peine 10 pour le reste du marché d’actions. Aujourd'hui, ces valeurs pourraient fort bien être des géants de la tech et d'Internet, du luxe et les sociétés les plus innovantes du secteur de la santé.
Cette catégorie des belles sociétés de croissance a décidément une valeur relative considérable tant elle présente un modèle qui semble capable de s’accommoder de tous les scenarii que l’on peut anticiper aujourd’hui.
La classe d’actifs obligataire semble plus compliquée à appréhender. Des taux longs si bas malgré des anticipations d’inflation si élevées et des marges de crédit très faibles n’incitent pas à des prises de position extrêmes tant cette situation paradoxale est facteur de volatilité. A plus long terme, il conviendra de déceler les signaux éventuels d’un retour durable de l’inflation après 40 années pendant lesquelles elle s’est fait oublier. Un signal à ne pas rater qui justifierait une politique de gestion obligataire biaisée en faveur de taux plus hauts, plus apte à créer de la valeur que le scénario attendu par les banquiers centraux de retour à une économie languissante maintenue en vie par toujours plus de dettes. En attendant ce moment hypothétique où l’inflation deviendrait pour tous les épargnants une angoissante préoccupation, notre vigilance nous incite à la plus constructive modération sur les marchés de la dette publique des pays développés.